
Mon avis sur : La Carte et le territoire, de Michel Houellebecq
(Prix Goncourt 2010).
J’ai déjà écrit des avis sur certains livres de Michel Houellebecq, dont « Soumission ».
(voir sur mon site bonmotbonsens, rubrique "mes avis sur les livres")
Je savais qu’il ne fallait pas s’attendre à être conquis, mais plutôt dérangé. Et celui-ci ne fait pas exception.
J’ai choisi ce titre d’abord parce que c’était un prix Goncourt : non pas que je considère qu’il faille lire tous les Goncourt, mais le fait que ce roman reçoive l’illustre prix nous donne une indication sur l’état d’esprit du moment dans le milieu très parisien de la critique littéraire.
Une première leçon à tirer : le critère du niveau de langue utilisé n’est plus déterminant pour obtenir un prix littéraire. « La carte et le territoire » est écrit dans un français très accessible, et pas du tout élitiste dans la forme. Ceux qui sélectionneraient un Goncourt pour espérer de belles phrases élégamment tournées, reflet de la richesse de la langue française, et un vocabulaire choisi qui nécessiterait parfois – pour le plus grand bonheur des lecteurs désirant progresser – un dictionnaire pour s’assurer de la bonne compréhension d’un mot rare, se tromperaient ici.
L’élitisme se retrouve plutôt dans le milieu décrit. Les personnages sont très parisiens, bourgeois, « bobos » diront certains, appartenant au monde des arts, de la culture (celle d’aujourd’hui), des médias, de la jet-set, superficielle, cocaïnée, dépressive à souhait, féroce, qui « fait » et « défait » le succès de tel ou tel « artiste ».
Frédéric Beigbeder, Philippe Sollers, Jean-Pierre Pernaut, Claire Chazal, Julien Lepers, Patrick Le Lay font partie intégrante de l’histoire, et Michel Houellebecq lui-même, que l’auteur (auto) décrit comme sale, dépressif, bizarre, désagréable, sans doute pour donner plus de vérité au récit.
Mais quel récit ? Car le roman cumule plusieurs histoires, et change de nature à plusieurs reprises. Le héros, Jed Martin, (fils unique d’un architecte devenu célèbre à force de travail acharné), est un homme qui manque de confiance en lui, affecté par le suicide de sa mère qu’il ne peut comprendre et dont il rejette inconsciemment la responsabilité sur son père, dont il ne veut pas dépendre.
Il se consacre à la photographie, puis à la peinture, avec détermination, mais sans ambition véritable, et ce sont ses rencontres qui vont construire sa notoriété (notamment Olga, une jeune Russe influente dans le domaine de la Culture, qui possède les bons relais pour faire de lui une célébrité).
Il ne s’investit pas dans ses aventures amoureuses, souvent purement sexuelles, même avec Olga dont il semble tomber amoureux, mais qu’il laissera partir seule à l’étranger, sans effort pour la retenir. Jed est un solitaire avant tout.
Jed devient un peintre très coté. Mais si sa situation matérielle change radicalement, on ne peut pas dire que son but ait été de faire fortune. Celle-ci lui facilite les choses, mais reste très secondaire dans son esprit, uniquement mobilisé sur ses projets artistiques et par l’obsession de les mener à terme. C’est là qu’il va rencontrer Houellebecq, car son agent souhaite que l’écrivain rédige un fascicule présentant une nouvelle exposition.
Cette première partie est consacrée à la description de l’ascension vertigineuse de Jed Martin, dont on ne peut juger (faute d’images) si elle est justifiée par un véritable talent ou si elle résulte de la promotion et l’appui d’un certain milieu qui fait les artistes, et nous impose ses choix.
Dans le monde de l’art, tout est subjectif mais j’ai l’impression que Houellebecq ne veut pas nous convaincre que le succès de Jed est forcément justifié par un véritable talent, à force de nous décrire l’importance des faiseurs de gloire, dont les interventions bienveillantes dépendent beaucoup de leur humeur, de leur sympathie passagère et de leurs bonnes dispositions. Sans eux, rien n’est possible ou presque, et vous pouvez avoir le plus grand talent du monde, vous avez infiniment moins de chance de percer si vous n’êtes pas dans leurs petits papiers.
On retrouve donc dans cette partie le cynisme de Houellebecq, qui décrit sans fards la violence sociale, l’injustice, la corruption, l’hypocrisie, mais en les présentant tout simplement comme des faits, sans s’émouvoir, juste parce que c’est la vérité. À nous de nous débrouiller avec.
La deuxième partie change de genre, de style, et on la croirait écrite par Jean-Christophe Grangé, ou Maxime Chattam. Houellebecq est assassiné, retrouvé découpé en lanières et sa chair mélangée à celle de son chien également tué dans sa maison de campagne, après que Jed l’a rencontré et lui a offert un de ses tableaux en récompense de son texte de promotion pour son exposition. Bref, on bascule dans une enquête policière sanglante menée par un inspecteur de police qui devient le personnage principal, et Jed devient pendant ce temps et pour longtemps un personnage secondaire.
On ne peut pas dire que cette partie-là soit très réussie. L’enquête se résout finalement par hasard, et cette histoire policière dans le roman lui-même apparaît comme imbriquée dedans par le caprice de l’auteur, Houellebecq s’étant amusé à se mettre en scène et à imaginer comment serait traitée sa fin tragique si elle intervenait. C’est l’occasion pour lui à la fois de s’apitoyer sur lui-même et de distribuer quelques coups de griffe.
Puis on revient à l’histoire du début, celle de Jed, qui, au sommet de sa gloire (mais toujours aussi détaché de toute matérialité) se rapproche de son père – atteint de la maladie d’Alzheimer – et parvient enfin à faire la paix avec lui-même.
Que retenir ? J’ai lu des critiques dithyrambiques de ce livre (cf Le Monde), mais je serai plus mesuré. Houellebecq est intéressant en ce qu’il dérange le lecteur, qu’il le bouscule, qu’il ne s’embarrasse pas de nuances. Ses descriptions sont glaciales, cruelles, et tant pis s’il égratigne ses cibles : la société, la politique, le milieu parisien de l’élite auto-proclamée. Elles sont assez déprimantes car il ne propose rien pour remédier aux maux qu’il décrit. Il balance (dans le sens argotique de dénoncer).
La France en prend pour son grade, mais c’est peut-être justement parce qu’il l’aime, la France, et ne supporte pas ce qu’elle est devenue. Dans « soumission », un roman dystopique, il supposait une démission des élites, une grande lâcheté, bref, une soumission à un nouvel pouvoir impitoyable. Ici le climat est assez proche : on en ressort mal à l’aise, dépité, révolté mais impuissant. Et Houellebecq ne nie pas son impuissance, qu’il maquille en aigreur permanente.
Enfin, un mot sur quelque chose qui m’a dérangé : à de nombreuses reprises, Houellebecq, lancé dans ses précisions, va jusqu’à décrire par le menu des objets dont il cite la marque, les caractéristiques, comme s’il s’agissait de placements de produits. On passe de la cafetière italienne au break Audi A6, dont il vante la finition, les options, la réputation… c’est vraiment curieux. On croirait des spots de publicité des marques en question glissés au milieu du texte.
Lisez-vous Houellebecq, lirez-vous Houellebecq ?
Si vous lisez beaucoup, il doit faire partie de votre sélection. Il est un témoin de notre époque : la preuve, le Goncourt l’a primé.
Si vous lisez peu, et des romans pour vous détendre sans « se prendre la tête », je ne suis pas sûr qu’il soit un bon choix.
À vous de voir.
Jean