Les traites négrières, de Olivier Pétré-Grenouilleau

Traites ne grie res

Mon avis sur « Les traites négrières » d’Olivier Pétré-Grenouilleau chez Folio-Histoire.

Il y a des jours où je me félicite de ne pas être actuellement à Science-Po, ou dans une Université d’aujourd’hui. Et pourtant j’aime étudier, apprendre, m’informer, et n’hésite pas à me remettre en cause. Mais si je devais constamment mesurer l’impact de ce que je dis, pour ne pas risquer de déplaire à tel ou tel, en invoquant simplement des faits ou en exprimant une opinion, sans déclencher la fureur de ceux qui ne veulent pas être contrariés dans leur idéologie, je serais très malheureux.

Vous me direz, les réseaux sociaux n’échappent pas à la tendance du temps. De plus en plus souvent, il n’y a pas de dialogue possible, de débat serein, de confrontations d’idées et d’opinion. Ou bien ce qui est écrit correspond à vos idées, votre opinion, et tout se passe bien. Ou bien c’est le contraire et vous êtes conspué, insulté. Drôle d’époque où s’imposent le rapport de force, l’ignorance, la propagande et où la raison et le respect se perdent.

Il n’est pas question que je me plie à l’autocensure et à une lâche prudence. Je vais donc vous parler du livre d’Olivier Pétré-Grenouilleau car il m’a appris beaucoup de choses sur la question de l’esclavage et de la traite africaine, qui reviennent périodiquement dans le débat public.

Olivier Pétré-Grenouilleau, fils d’un facteur et d’une ouvrière, est un pur produit de la méritocratie républicaine : son ascension fulgurante l’a conduit au firmament de l’Éducation Nationale, au poste d’Inspecteur Général de l’Enseignement, après avoir été Professeur à Sciences-Po, membre de l’Académie des Sciences d’Outre-mer et autres distinctions.

Le sujet du livre documentaire « Les traites négrières » est donc à classer parmi les livres qui dérangeront beaucoup de monde, voire leur provoquera une brusque éruption cutanée et de terribles démangeaisons. Pas facile de devoir remettre en cause certaines idées manichéennes bien ancrées et leur fonds de commerce idéologique, propices à des généralisations faciles avec d’un côté, des bourreaux clairement identifiés et de l’autre des victimes bien déterminées.

S’agissant de l’esclavage, crime odieux qui révulse aujourd’hui tout un chacun (y compris l’auteur, cela va sans dire), et de son commerce (la traite), cet historien reconnu a effectué un travail considérable pour comprendre le phénomène qui s’est perpétué pendant des siècles en Afrique. Dans la lignée d’autres auteurs souvent anglo-saxons qui se sont penchés depuis des décennies sur la question, étudiant l’ampleur, l’identité des acteurs de la traite, les implications économiques, politiques, sociales de l’esclavage et de la traite, en Europe et en Afrique, il a rédigé ce livre référence, de plus de 700 pages.

Le résumer en quelques phrases relève de l’impossible. Mais je vais vous en livrer les traits essentiels, et si cela vous intéresse, vous pourrez approfondir en lisant ce livre passionnant d’un bout à l’autre.

À écouter certains, l’esclavage n’existait pas en Afrique, et ce sont les Européens qui l’auraient introduit, à leur profit exclusif, notamment dans la traite Atlantique, profitant de leur supériorité technologique, notamment en matière d’armes à feu.

C’est parfaitement faux. L’esclavage, a existé partout sur le globe depuis l’Antiquité, et malgré sa disparition en Europe au Moyen-âge, a perduré à l’intérieur des sociétés africaines et arabes jusqu’au XXe siècle (et réapparaît d’ailleurs aujourd’hui dans la corne de l’Afrique).

J’avais déjà lu un ouvrage très documenté sur la traite orientale (du Professeur sénégalais Tidiane N’Dyae, « le génocide voilé ») qui s’est déroulée du VIIe siècle au XXe siècle, soit pendant 13 siècles (!) sous l’impulsion de la conquête musulmane du Nord et de la côte Est de l’Afrique. D’après le Professeur N’Dyae, 20 millions de Noirs furent déportés vers les Sultanats du Moyen-Orient, l’Empire Ottoman, la Perse (17 millions pour Olivier Pétré-Grenouilleau et les autres chercheurs). Nombreux furent castrés (arrivés en Égypte ou à Zanzibar) et la mortalité fut effrayante, de sorte qu’il n’existe que peu de descendants aujourd’hui de cette traite massive au Moyen-Orient (d’où le titre de « génocide voilé). Mais le Professeur N’Dyae ne dit rien ou presque sur l’esclavage interne à l’Afrique, et attribue la traite vers les pays musulmans uniquement à des razzias opérées par les guerriers arabes. Ils sont une réalité, mais n’expliquent pas tout.

Cependant, l’esclavage africain que l’on connaît le mieux, qui est le plus documenté, est indéniablement celui qui a donné lieu à la traite atlantique. Autrement dit, la déportation d’esclaves noirs vers les Amériques. Je dis les Amériques, car on se focalise surtout sur les États-Unis, en évoquant le travail dans les plantations des États du Sud. Mais il ne faut pas oublier toute l’Amérique latine, Brésil en tête, et bien sûr les Antilles, anglaises, espagnoles, néerlandaises et françaises.

La traite atlantique fut « l’œuvre » (maléfique) d’Espagnols et surtout de Portugais dans un premier temps, puis de Brésiliens (devenus indépendants en 1820), puis d’Anglais, puis de Néerlandais, puis de Français, suivis de Danois, et de quelques Allemands.

On estime à 11 millions de malheureux, principalement des hommes, partis enchaînés dans des navires « négriers » vers les Amériques pendant cette période de 4 siècles, et à 1,5 millions ceux qui sont morts pendant la traversée, en raison des naufrages, des maladies et des conditions de vie durant le voyage.

Pourquoi et comment des Européens, chez qui l’esclavage était interdit depuis longtemps (notamment en France, par un édit du roi Louis X le Hutin de 1316) se sont-ils procurés des esclaves noirs ?

En premier lieu, on notera que la traite atlantique suit de peu la découverte de l’Amérique, que les puissances européennes colonisaient. Celles-ci avaient besoin de main d’œuvre pour défricher et valoriser leurs nouvelles possessions, dont elles attendaient un rendement agricole (le sucre surtout). Au début, les planteurs eurent recours à des Européens sous contrat (les planteurs payaient leur voyage, mais ceux-ci en retour devaient une période de 5 à 7 ans de travail « gratuit » à leur employeur (3 ans pour les Français), notamment parce que les Amérindiens hostiles furent en partie massacrés, mouraient des maladies « importées », ou s’enfuyaient facilement sur un territoire qu’ils connaissaient parfaitement. Trop peu d’Européens étant intéressés par ce contrat, il fallut donc trouver des hommes totalement étrangers aux lieux d’exploitation, déshumanisés, corvéables à merci pour le restant de leur vie, souvent écourtée par les conditions de vie épouvantables.

Ces esclaves noirs ne furent pas capturés par les Européens, (moins de 2% furent dans ce cas) mais vendus par les chefs Africains, contre des biens de valeur (notamment des barres de fer, des armes, des tissus précieux, et nullement de la verroterie sans valeur) et le prix des esclaves évolua en fonction des circonstances. Tout un réseau, qui entrait en profondeur dans le continent Africain fut organisé par les commerçants noirs, en lien avec les autorités locales (lignagères, mais aussi de puissants royaumes africains) avec des relais, où les esclaves étaient « stockés » en bord de mer ou de fleuve, en attendant le retour de leurs « clients » européens. Lesquels devaient aussi se méfier de leurs partenaires, au point de construire de mini-forts pour assurer leurs arrières.

Cela nous amène à parler de ces fameux clients européens : il ne faut pas croire que le paysan français ou anglais avait la moindre connaissance du trafic en question. En réalité, ce fut l’affaire d’armateurs, d’aventuriers, d’épargnants bourgeois cherchant des placements à hauts rendements, mais en réalité très risqués. On pouvait à la fois tout perdre ou tout gagner. Armer un navire pour ce genre de commerce (qui donna lieu sur le tard à la construction de navires « négriers » spécialement conçus) était cher, parce qu’il fallait payer un prix souvent important pour acquérir auprès des chefs africains un « lot » d’esclaves, et que toute expédition exposait à la tempête, la mortalité des esclaves, la piraterie, qui pouvaient ruiner l’opération, sans compter les maladies qui décimaient les marins. C’était une affaire de pur capitalisme, les épargnants investissant dans des parts de sociétés constituées dans ce but, sans considération ni d’éthique, ni de morale.

Le mouvement abolitionniste démarré en Europe au XVIIIe siècle et qui se concrétisa au tout début du XIXe siècle rendit l’opération encore plus risquée, mais d’autant plus rentable pour ces aventuriers, car l’Angleterre qui avait aboli la traite en 1807 se chargea de faire respecter et imposer aux autres la même mesure, en patrouillant sur les mers qu’elle dominait partout.

Ainsi, s’il est vrai que des aventuriers européens, avec au bout de la chaîne, des planteurs, couverts par leurs États respectifs, qui en profitaient indirectement, se sont livrés à cet odieux trafic, ils n’ont été ni les seuls, ni les premiers à l’avoir fait, puisque la gigantesque traite orientale était déjà présente depuis près de mille ans. Mais surtout, la traite atlantique n’aurait pas été possible sans le concours actif et intéressé des Africains Noirs eux-mêmes, qui vendirent aux « Blancs » leurs captifs réduits en esclavage, provenant de guerres internes. Du reste, lorsqu’au XIXe siècle la traite dans l’atlantique Nord se tarit, ces mêmes chefs Africains trouvèrent de nouveaux débouchés ou contournèrent les interdictions avec la complicité des trafiquants.

Quid du racisme ? Est-il antérieur ou postérieur à la traite atlantique ? Autrement dit, est-ce que des Européens « blancs » se sont livrés à la traite des esclaves par racisme préexistant, méprisant à ce point les hommes noirs pour en faire des marchandises ? Ou bien le racisme est-il la conséquence de l’esclavage et la traite ?

Sur ce point, si la xénophobie a partout et de tout temps existé (littéralement, la peur de l’étranger) il semble que les idées racistes qui vont bien au-delà de la xénophobie se soient développées postérieurement à la traite, pour justifier l’injustifiable. En effet, il fallait convaincre une opinion européenne rétive car la mise en esclavage était difficilement justifiable dans une Europe qui l’avait aboli depuis longtemps, sans compter que les valeurs chrétiennes enseignées étaient elles aussi inconciliables avec l’horreur des traitements infligés à des semblables.

Cette question de conscience agita les sociétés européennes, et leurs Églises, catholiques et protestantes, depuis le départ. Pour les royaumes catholiques (Espagne, Portugal, France), un pape compromit l’Église en déclarant licite l’esclavage des Noirs, un autre, bien plus tard, le condamna fermement. Les Protestants (Anglais, Hollandais, Danois, Allemands du Nord) se déchirèrent sur la question, les uns fermant les yeux par intérêt, les autres y voyant une immoralité majeure. Ce sont ces derniers qui agirent le plus pour l’abolition. Mais généralement, l’acceptabilité morale de l’esclavage des Africains et de la traite fut le résultat d’une doctrine raciste niant aux Noirs toute humanité.

Ce mépris des Noirs existait chez les Arabes, esclavagistes à grande échelle pendant treize siècles, qui trouvèrent l’alibi d’un vieux texte de la Bible, pour justifier une pseudo malédiction touchant les descendants du troisième fils de Noé, supposés noirs par commodité : c’est la « malédiction de Cham ». Cependant, la conversion d’un grand nombre de peuples noirs à la religion musulmane se présenta comme un obstacle à la traite, puisqu’un Musulman ne pouvait en principe rendre esclave un autre Musulman. Cette difficulté n’empêcha pas des Théologiens musulmans interrogés sur la question et complices des négriers de nier aux Noirs la réalité et la valeur de leur conversion, permettant ainsi de reprendre et justifier la traite.

Ainsi le racisme apparaît, de la part des « Blancs » comme des Arabes, vis-à-vis des Noirs, comme une conséquence et non une cause de l’esclavage et de la traite. Il est indéniablement une tache honteuse indélébile dans leur Histoire respective. Mais quid des chefs, rois, empereurs Africains Noirs eux-mêmes, qui vendirent les leurs comme des marchandises, organisèrent en profondeur leurs réseaux d’approvisionnement vers l’Orient comme vers l’Occident ? Ils ne furent pas des « collabos » au sens où on l’entend en France en référence à l’Occupation pendant la seconde guerre mondiale. Leurs royaumes étaient à l’époque indépendants, rivaux et concurrents entre eux, tout comme en Europe. Leurs chefs et leurs commerçants négociaient d’égal à égal directement avec des aventuriers européens sans scrupules, et non avec des États européens qui leur laissaient les mains libres. La colonisation dans la deuxième moitié du XIXe siècle par les Anglais et les Français mit fin au contraire à la traite orientale qui subsistait alors que la traite atlantique avait été abolie par eux un siècle auparavant.

Quels enseignements tirer de mon point de vue, de ces informations objectives répertoriées dans le livre d’Olivier Pétré-Grenouilleau, tout comme dans celui de Tidiane N’Dyae ?

Qu’en Europe, les royaumes chrétiens abolirent les premiers l’esclavage chez eux, alors qu’il existait encore partout ailleurs, mais se compromirent dans la monstrueuse traite Atlantique, par pure cupidité, au mépris de leurs propres valeurs, religieuses ou philosophiques. Qu’ils furent aussi les premiers aussi à y mettre fin, au besoin par la force, en criminalisant la traite et en interceptant les navires négriers en mer, ou en faisant pression sur les États (notamment Turc et les monarchies du Golfe) pour exiger d’eux qu’ils y renoncent. Les abolitionnistes agirent par conviction religieuse pour certains (les Quakers notamment furent très actifs dans ce sens) mais aussi philosophiques (en France sous l’impulsion du siècle des Lumières).

Que les tribus, royaumes et empires africains indépendants vendirent leurs captifs pour en tirer profit, les estimant échangeables contre des biens de valeurs importés.

Que le monde islamique (Arabes et Turcs etc.) a soit razzié, soit acheté des Africains noirs pendant 13 siècle, jusqu’au début du XXe siècle, dans des proportions inouïes (presque deux fois plus importante que la traite atlantique).

Pour toute ces raisons, je considère qu’il est injuste de charger tout un groupe de personnes, (les Européens blancs dans leur ensemble) de toute la culpabilité de l’esclavage et de la traite, alors qu’un tout petit groupe d’aventuriers morts depuis très longtemps – et des États complices disparus depuis –, s’en sont rendus coupables. Ou alors il faut étendre cette culpabilité à tous négriers, Arabes, Turcs, Perses, ce qui serait tout aussi injuste. De la même manière, je considère que dire que tous les Noirs d’aujourd’hui sont des victimes de l’esclavage et la traite, c’est oublier la responsabilité des sociétés Africaines dans ces trafics qu’ils contrôlaient.

On n’est jamais coupable par héritage, ni victime par héritage. Se considérer coupable parce qu’on est blanc, ou victime parce qu’on est noir est à la fois idiot et malsain. On ne se construit pas dans des postures masochistes. Que l’on soit Blanc, Noir, Arabe, ou autre, on doit avant tout connaître les faits, l’Histoire, même lointaine, dans toute sa complexité, pour en tirer les leçons, et ne jamais oublier que le ressort de tous les maux qui ont émaillé l’Histoire des Hommes est étroitement lié à l’intérêt. Ni la religion, ni la philosophie n’ont pu empêcher seules l’esclavage ou la traite : les abolitionnistes ont eu l’intelligence de joindre à leurs motivations religieuses ou philosophiques un volet économique, en voulant démontrer qu’en plus d’être immoral, ce commerce n’était pas rentable.

Eh oui ! Encore l’intérêt ! il a fallu que les négriers soient touchés au portefeuille (par les confiscations, les amendes, la hausse des prix des esclaves en Afrique) et voient la rentabilité de leur honteux commerce s’effondrer pour que la traite cesse.

C’est cela la vraie raison que j’en tire : aujourd’hui, on peut toujours se targuer de valeurs religieuses ou philosophiques : sans le tuteur de l’intérêt, ces belles plantes ne tiennent pas debout. C’est à désespérer du genre humain.

Jean Notary

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