Immortelle randonnée, de Jean-Christophe Rufin

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Mon avis sur "Immortelle randonnée",

– Compostelle malgré moi -, de Jean-Christophe Rufin.

Jean-Christophe Rufin est né en 1952, médecin, écrivain, diplomate (ambassadeur de France au Sénégal puis en Gambie), et Académicien.

Cela fait beaucoup pour un seul homme.

Force est de constater qu’il combine tous ces « grades et qualités » avec beaucoup de bonheur. Cela se retrouve dans ses écrits.

J’avais lu de lui « Le Collier rouge », adapté au cinéma, « Les énigmes d’Aurel le Consul : ‘le suspendu de Conakry’ et ‘Notre otage à Acapulco’. Mais il a écrit encore bien d’autres livres à succès.

Chaque fois c’est un récit original, très agréable à lire, homogène et cohérent, mais pas sans surprise.

Sa plume peut être grave ou légère, souvent pleine d’humour ou au moins d’esprit.

Son style est académique, c’est-à-dire riche et fluide à la fois, à la portée de tous (je l’espère).

Après Houellebecq l’atypique, le provocateur, maniant plusieurs langages dans une même histoire (voir ma chronique sur « Soumissions »), lire du Rufin avait pour moi quelque chose de reposant.

L’histoire :

Jean-Christophe Rufin lui-même, (et non un personnage de fiction cette fois-ci), décide un jour de faire le chemin de Compostelle, et nous fait part de ses ressentis, de son expérience, à la manière d’un agréable roman. Ce n’est pas le guide du routard.

Il est toutefois suffisamment précis pour nous donner des indications précises sur les étapes, les paysages, les lieux traversés, l’histoire du pèlerinage, mais l’intérêt du livre ne s’arrête pas là, heureusement. Il s’attarde avec humilité sur l’expérience humaine que le Chemin représente, et sur les rencontres avec les « Jacquets » (ainsi appelle-t-on les pèlerins de Compostelle).

On va découvrir au fil des pages que si le Chemin a une origine religieuse, le vécu intime de chacun va le transformer en une expérience très personnelle, largement solitaire, un rendez-vous avec soi-même, où le physique et le mental interagissent d’une manière inattendue. D’autant que les Jacquets n’ont pas, pour la plupart, la même ferveur religieuse que les premiers pèlerins (voire n’en ont aucune), et l’on trouve dans cette foule de marcheurs des candidats à l’exploit sportif, d’autres qui aspirent à la solitude, le retour à la Nature, d’autres encore qui souhaitent un sevrage des contraintes du monde moderne etc.

Ce qui va les réunir, et modeler leur pensée, c’est d’abord le nécessaire dépouillement. Je ne parle pas de ceux qui parcourent le chemin en voiture, en s’arrêtant dans de luxueux hôtels : ceux-là n’apprennent rien. En revanche, les vrais Jacquets vont devoir limiter au maximum le nombre d’objets, vêtements, qu’ils emportent dans leur sac à dos, sous peine de devoir s’en séparer en chemin. Autrefois appelé « Bissac », et aujourd’hui par les Espagnols « mochila », le sac des pèlerins va dicter sa loi, obligeant les marcheurs à n’y accueillir que le strict minimum : en cela, lui aussi participe pleinement à l’esprit de dépouillement du Jacquet.

Cette séparation, cette rupture avec l’abondance, est essentielle. Le confort du monde moderne est étranger au vrai marcheur.

Il va modeler l’esprit même du pèlerin, qui sera contraint à gérer constamment cette pénurie jusqu’à acquérir – ce que Rufin mentionne avec humour – un esprit de radinerie caractéristique : le Jacquet cherchera à économiser ses forces et son argent, sacrifiant tout ce qui faisait de lui un consommateur compulsif.

Si deux Jacquets se rencontrent, leur question ne sera pas « qui es-tu » ? mais « d’où viens-tu » ? c’est-à-dire : d’où es-tu parti, où as-tu commencé le Chemin ?

Car cette indication est la seule qui ait de l’importance à leurs yeux.

Artisan, Ouvrier, Patron, Ambassadeur (comme Rufin), tous, assez vite, pour peu qu’ils jouent le jeu et deviennent de vrais marcheurs, se ressemblent dans l’effort.

En revanche, la « sélection » des plus méritants se fait en appréciant la distance parcourue à pied. Rufin a choisi de partir d’Hendaye, à la frontière française, et de faire le chemin du Nord (le moins fréquenté) en passant par le Pays basque, la Cantabrie, les Asturies et enfin la Galice, qui longe la côte jusqu’aux Asturies où il grimpe dans la Montagne et rejoint le « Camino primitivo ».

800 kms tout de même ! De quoi lui donner une véritable légitimité. Le chemin le plus fréquenté étant le « Camino francès », qui part de Saint-Jean-Pied de Port et s’enfonce davantage dans l’intérieur du pays.

De cette distance effectuée à pied par les marcheurs, va dépendre bien entendu l’intensité de l’effort physique à fournir. Rufin en parle très bien, lui qui était habitué à l’effort en montagne s’est trouvé confronté à des souffrances inattendues.

Extrait : (il parle du corps) :

« Cet outil d’ordinaire silencieux commence à grincer. Les diverses corporations qui composent cette administration complexe se présentent bruyamment, les unes après les autres, commencent à revendiquer et finissent par hurler toutes ensemble. La digestion se manifeste la première, avec ses armes bien connues : la faim, la soif, le ventre qui gargouille, les boyaux qui se tordent, imposant l’arrêt… Les muscles viennent ensuite. Quelque sport que l’on fasse habituellement, ce ne sont jamais les bons muscles que l’on aura entraînés. Le sportif qui a abordé le Chemin avec l’arrogance de celui qui en a vu d’autres sera le premier étonné d’avoir quand même mal partout. La peau, qui d’ordinaire sait pourtant se faire oublier, se rappellera au bon souvenir du marcheurs à tous les endroits où quelque chose gonfle, frotte, irrite, troue. Ces méprisables organes, besoins, désagréments, montent des profondeurs du corps et finissent par occuper les étages nobles. Ils interrompent la joyeuse sarabande des images et des rêves, à laquelle on s’était abandonné au début ».

À cette souffrance physique, indissociable du Chemin de Compostelle, va s’ajouter très vite la perte de la plus élémentaire hygiène. La macération dans sa sueur, la difficulté de changer de vêtements, de se laver et de nettoyer puis sécher son linge de corps conduisent le marcheur à une « clochardisation » qui conduit à la perte de sa dignité passée, à l’isolement – qui aime la compagnie des clochards ? – à la désocialisation. Le marcheur pue, on l’a dit, il dépense très peu, n’utilise que des dortoirs collectifs dédiés lorsqu’il en trouve, où la promiscuité est la règle, quand il ne choisit pas de dormir sous la tente, seul, justement par crainte de cette promiscuité. Rufin déployait le plus souvent sa tente – bien que le camping sauvage soit interdit – au gré des autorisations accordées par ceux, rares, qui voyaient ces pèlerins d’un bon œil, parce qu’il ne pouvait supporter de ne pas dormir, sensible aux ronflements et autres bruits corporels des autres marcheurs.

Monsieur l’Ambassadeur a disparu derrière le Jacquet crasseux et puant, dont on ne croise pas le regard, et qui, dans les villes traversées, est ignoré, transparent, indésirable dans les boutiques, les restaurants.

Reprenant sa route dans les campagnes, il affronte les pluies, le chaud, le froid, typiques des régions traversées. Cette pluie incessante du Pays-basque empêche de sécher les vêtements, qu’il est obligé de garder sur lui des jours et des jours. Il fait ses besoins en catimini, à la sauvette, quand l’envie est trop forte pour attendre, finissant de transformer le pèlerin-clochard en animal, en chien errant.

C’est à ce point de dépouillement qu’une drôle de transformation s’opère : celle d’une spiritualité sincère qui naît chez l’individu qui n’est plus rien d’autre qu’un homme primitif confronté à bien plus grand que lui. La Nature, sa beauté sauvage, la météorologie, tout ce qui n’a pas été créé par l’Homme et qui s’impose à lui.

Les étapes religieuses du Chemin, symbolisées par des édifices parfois remarquables, comme des églises ou des abbayes, sont de moins en moins négligées par les marcheurs, qui y trouvent un intime plaisir à éveiller en eux leur fibre spirituelle. Les messes, les psaumes chantés par les moines ou les religieuses, ont quelque chose de sublime et de fascinant pour le marcheur, croyant ou non, comme un point d’orgue à une longue marche solitaire qui force à la réflexion sur soi. Même l’athée y est sensible, c’est dire.

Si le Jacquet n’est pas Catholique, il ne se convertira pas pour autant, mais y trouvera une bienveillance pour le spirituel souvent en lui absente auparavant.

Rufin du reste y a vu plus qu’un pèlerinage catholique, une expérience bouddhique, une introspection, une quête de soi, de sagesse, un retour à l’essentiel, loin du matérialisme du monde moderne.

Ce livre est délicieux parce qu’il nous emmène avec beaucoup de réalisme sur les Chemins de Compostelle, cette épreuve de vérité, à la fois pour le corps et l’esprit, avant tout personnelle. Une remise en question et en perspective du monde matériel qui a tendance à nous enfermer dans des parcours de vie tout tracés, négligeant toute spiritualité.

Finalement, un chemin de liberté, un chemin libérateur de l’âme.

C’est en cela qu’il fascine, attire, retient et fidélise au point que certains marcheurs l’ont fait plusieurs fois, malgré les souffrances endurées. Comme un défi.

Serez-vous tentés ?

Prenez-garde, vous risqueriez d’y prendre goût.

Je parle du Chemin, bien entendu. Et le livre de Rufin vous y prépare mentalement.

Jean Notary

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